Se donner à la rivière Colorado

Photos par Max Finkelstein

Par Max Finkelstein et Constance Downes

Il y a un moment où tout le monde arrête de parler. L’eau est lisse et vitreuse, entraînant inexorablement le radeau dans le « V » vers une mince ligne où la rivière semble prendre fin. Quelques rides apparaissent à la surface de l’eau alors que le radeau accélère doucement. Toute discussion est terminée. Il n’est plus question de reculer. Le rugissement assourdissant des rapides s’efface inexplicablement. Il n’y a que vous et la rivière. C’est notre moment préféré.

Vingt-six ans. C’est le temps qu’il a fallu pour obtenir un permis pour descendre la rivière Colorado. Les permis pour les voyages privés sont attribués par un système de loterie pondérée. Ne nous demandez pas d’expliquer comment cela fonctionne. C’est plus compliqué que l’impôt sur le revenu. En fait, la personne qui a « gagné » à la loterie n’est même pas du voyage. Il ne pouvait pas y aller à la date de départ allouée. Notre ami Alastair a pris la relève en tant que responsable du voyage et nous a invités, ainsi que les autres. Alors, participez tout de suite à la loterie! L’attente pourrait être longue, mais elle en vaut la peine.

Comme des écoliers en sortie scolaire, nous nous poussons pour sortir de la fourgonnette qui nous a transportés de Flagstaff à l’aire de mise à l’eau et nous nous précipitons au bord. La rivière à cet endroit est claire, verte et froide! Les falaises de grès rouge s’élèvent à des dizaines de mètres au-dessus de la rivière, mais nous savons que les parois du canyon que nous voyons ici ne sont rien par rapport à ce qui est à venir. Nous sommes à Lee’s Ferry, le point de départ pour les excursions sur la rivière Colorado à travers le Grand Canyon.

Le gros camion blanc recule lentement au bord de l’eau. À la suite du briefing détaillé de la responsable de l’équipement, Beth, et de la garde forestière, Ranger Peggy, nous déchargeons notre matériel – quatre radeaux, un kayak gonflable, des cadres en aluminium, des tables pliantes, des glacières remplies de suffisamment de nourriture pour 18 jours pour 16 aventuriers affamés, une pompe à air, un filtre à eau, et beaucoup de bière et de vin. Les quatre radeaux jaunes reposent sur le sable, comme des méduses aplaties échouées sur la plage. Notre unique tâche est de gonfler ces radeaux et de déplacer tout ce qui se trouve ici sur 365 kilomètres en aval jusqu’à la prochaine route d’accès à la rivière, Diamond Creek. Simple.
« Avons-nous assez de la place pour toute la bière? » se demande Sean, le plus expérimenté d’entre nous. Connor, le plus jeune membre de l’expédition, à 21 ans, ajoute : « Avons-nous apporté assez de bière? »

Connie et moi nous posons aussi des questions, peut-être en proie à quelques doutes, pendant que le matériel est trié, les radeaux gonflés et assemblés et tout le matériel, y compris la bière, rangé. Sommes-nous vraiment de calibre pour cette aventure? Plus de 100 rapides nous attendent, des journées ensoleillées et étouffantes, des tempêtes de vent, des glissements de terrain, des serpents à sonnette et des scorpions, et peut-être quelques gueules de bois. Sommes-nous prêts pour ça?

« Certainement », dit Connie. « Ou du moins, je l’espère. »

Les participants à notre expédition proviennent de nombreux domaines et, collectivement, nous apportons à l’expédition une vaste expérience de vie pertinente. Nous sommes âgés de 21 à 71 ans. Connie et moi sommes des pagayeurs en milieu sauvage expérimentés, mais n’avons fait que quelques descentes en radeau et avons eu le temps de participer à une seule séance d’entraînement sur la rivière des Outaouais plus tôt cet été. Sean, Gaye et Robby sont les seuls membres de notre groupe à avoir déjà descendu la rivière Colorado, et c’était il y a plus de deux décennies. Cependant, ils sont très expérimentés en la matière, des pionniers de l’industrie du rafting sur la rivière des Outaouais. Leurs épouses possèdent aussi des compétences précieuses. Cheryl et Dee sont des expertes médicales et Dee était une guide de rafting sur la célèbre rivière Youghiogheny, en Pennsylvanie. L’épouse de Sean, Kirsten, est instructrice en conditionnement physique. Nous avons hâte de suivre des cours de Zumba sur la rivière. Notre responsable de voyage, Alastair, a travaillé pendant plusieurs années pour l’entreprise de rafting Wilderness Tours et dirige sa propre entreprise d’excursions en canoë. Sa femme, Darlene, est aussi une experte médicale et une ardente aventurière. Trois frères et deux sœurs sont aussi du voyage. Les frères d’Alastair, Don et Andy, sont tous deux des pagayeurs, et Andy a, par acclamation populaire, la meilleure chevelure de rivière du groupe. Le fils d’Andy, Connor, est sauveteur, dégage l’énergie de la jeunesse et est prêt à l’aventure. La sœur de Darlene, Arden, et son mari, Mike, sont en superbe forme, pilotent leur propre avion et sont tous deux retraités après une carrière comme détectives en matière d’homicides. Qui sait quels talents et compétences ils apporteront? Notre neveu, Devin, kayakiste en eaux vives et pompier spécialisé dans le sauvetage en mer, complète l’équipage.

Chaque radeau a un « rameur » et trois pagayeurs. Connie et moi avons suffisamment pagayé pour savoir ce qui se passera quand on met une pelle à l’eau, qu’il s’agisse d’une pagaie ou d’une rame. Cependant, il nous faut un peu de temps pour adapter nos compétences de pagaie à l’aviron et il y a eu quelques moments inquiétants au cours des premiers jours quand nous avons sous-estimé la vitesse et la puissance de la rivière, ou surestimé la vitesse du radeau pour éviter une situation désagréable. Toutefois, nous avons réussi à arriver intacts et la tête à l’endroit à la fin de chaque rapide. Presque tout le monde a ramé à tour de rôle en suivant les directives des rameurs les plus expérimentés. C’est quand même la rivière qui nous a appris le plus.

La Colorado est majestueuse et fougueuse. Les dénivellations sont importantes, quatre, cinq ou sept mètres et plus en un seul rapide. Elle nous a appris qu’on traverse les lignes de remous à nos risques et périls. Elle peut vous laisser passer ou vous faire rebondir là où vous ne voulez pas vous retrouver. Il y a des vagues aussi hautes que des maisons. Certaines vous laisseront passer sans encombre sur elles, mais certaines vont repousseront violemment. Il y a des « trous » mangeurs d’embarcations et des rochers déchireurs de radeaux, alignés comme des crocs. Parfois, il y a aussi des tronçons de petits rapides agréables qui vous font rebondir comme dans un manège de « rivière paresseuse » dans un parc d’attractions.

Les rapides sont classés de 1 (facile, mais ne l’essayez pas dans un canoë de vitesse) à 10 (ouch!). Les noms nous remplissent toujours d’inquiétude et de respect – Granite, Crystal, Dubendorff, Hance (dénivellation de neuf mètres!), et vers la fin du voyage, les redoutables chutes de lave nous attendent, tel un examen final à la conclusion de votre trimestre. Ajoutez au mélange des falaises abruptes, de l’eau aussi opaque qu’un lait frappé au chocolat, et le rugissement des rapides, comme une locomotive qui se précipite à votre rencontre. Nous flottons autour d’une courbe ombrée, des ombres sombres sur les parois du canyon nous font signe, comme des doigts osseux, le son du prochain rapide n’est qu’un murmure. Le courant s’accélère au fur et à mesure qu’il vous balaie le long de la courbe, le murmure se transforme en rugissement et la rivière disparaît sous un minuscule horizon devant vos yeux…

Une descente sur la Colorado est toutefois beaucoup plus que des rapides. C’est un voyage à travers le temps, la rivière allant de plus en plus profondément, révélant des couches toujours changeantes de calcaire, de schiste, d’ardoise et de grès, jusqu’à ce qu’elle tranche dans la vraie nature des continents – le granit de Zoroastre, vieux d’un milliard d’années, cerclé de rose, de crème et noir, et le schiste Vishnu, brillant et noir comme la nuit. Nous avons l’impression de faire un voyage non seulement au début de l’histoire, mais aussi au centre de la Terre! Là où le canyon est le plus profond et le plus sombre, au plus profond des recoins du granit de Zoroastre et du schiste de Vischnu, c’est là que se trouvent les rapides les plus redoutables.

Photo par Constance Downes

C’est un périple à travers la beauté si exceptionnelle qu’il n’y a pas de mots pour le décrire. Nous nous sentons privilégiés, émerveillés et ébahis et, si nous pouvons nous exprimer ainsi, proches de Dieu. La beauté prend toutes les tailles et toutes les formes, des sculptures rupestres polies qui semblent avoir été dérobées à un musée d’art, aux traces de lézards dans le sable, au cramoisi d’une fleur-singe en fleurs sur les parois du canyon, ou aux délicates fleurs rouges sur un minuscule cactus qui ressemblent à des chandeliers miniatures; des stalactites blanc crème au bas d’une falaise de 3000 pieds, la courbe gracieuse des cornes d’un mouflon du désert… une liste sans fin. La nuit, nous sommes allongés dans nos sacs de couchage et regardons une bande de ciel noir entre les parois abruptes du canyon, avec les étoiles les plus brillantes que nous ayons jamais vues.

Nous nous pinçons pour nous rappeler que ce n’est pas un rêve. Nous sommes vraiment ici. Pas de soucis, nous avons apporté assez de bière. Puis nous nous donnons simplement à la rivière Colorado.